Evolved Fungus Mega Brutal ☇ Chemy

Les chaleurs ne t’ont jamais vraiment incommodé depuis que tu es passé Underground. Il faut dire que ça aide, de ne pas être capable de sentir la chaleur moite de l’air poisseux – l’air qui te colle à la peau, qui te couvre d’une légère pellicule de sueur ou juste de toi, quelque chose dont tu ne sais pas te débarrasser –. Il faut dire que ça aide, de ne pas pouvoir sentir l’odeur âcre de la transpiration des uns et des autres dans les coursives où vous tenez vos affaires et que pompeusement vous avez renommées rues. Tout ce que tu sais de l’été, depuis maintenant une dizaine d’années, c’est ce goût lourd de l’air vicié sur le bout de ta langue : une glace à moitié fondue d’eau boueuse, un résidu qui roule sur tes papilles lorsque tu inspires comme une multitude de graviers. Lorsque respirer te donne l’impression de bouffer du béton, tu es bien en été.

De toute manière, qu’il fasse chaud ou froid, vous êtes tous dans le même merdier.
De toute manière, quoi qu’il arrive, toi, tu composes, tu bosses et tu continues à vivre. Volonté inébranlable ou peur de l’inactivité – même déficient, même enfermé dans ton foutu corps, tu fous au moins quelque chose d’utile à la société ! Selon ton point de vue. Tu fournis, moyennant crédits, ce qu’Ash ne peut pas vraiment leur donner pour apaiser leurs âmes tourmentées… Ou juste parce qu’il est en rupture de stock. Tu le fournis, votre ancêtre, avec une bonne volonté presque suspecte. (Votre entente fait jaser, c’est sûr. Tout fait jaser, quoi qu’il advienne.)

C’est sans doute pour continuer de faire jaser que ton point n’est pas si loin du sien. C’est là qu’on sait te trouver, en général, aux portes de ton laboratoire, lieu de vente bancal, aux portes de ton paradis d’éther. (Sans doute que les vapeurs pourraient t’aider, la nuit, si tu pouvais les sentir. )
« C’est pas une pénurie si il n’y en avait pas à la base depuis deux mois. » Ton ton est calme, roule les mots avec une délicatesse que tu mets aussi dans tes gestes la plupart du temps. « On a traîné sans se protéger, je suppose. Ou alors tu as d’autres usages à cette crème ? » Les bras croisés, sans avoir l’air même de bouger, tu détailles ton demandeur. Il te faut bien juger, quoi, de la nécessité de la demande ! « C’est récent ? »

Tu te demandes ce que ça sent, chez toi, brièvement. La bouche légèrement entrouverte – on te croise souvent comme ça, les lèvres plus ouvertes que d’autres – tu respires par là et goûte l’air sur ta langue.C’est vain. C’est stupide. Ca fait quatorze ans, Chemy, mais tu ne peux pas t’empêcher d’essayer de goûter à ce qui t’entoure, voir si quelque chose cloche, juste te situer dans le moment ! Et puis, pour être entièrement honnête, le bruit de ta respiration dans l’air te donne l’air plus agacé que tu ne l’est réellement. Ca, c’est important. (Qu’ils aient peur de toi, qu’ils te pensent savant fou plus que dealer dangereux, ça joue. Qu’ils oublient l’affection sympathique que tu as pour les livreurs qui se risquent plus haut à ton nom, à tes frais, ça ne peut pas faire de mal, pas vrai ? )

Tu jauges de ton regard sombre et glacial l’expression de ton demandeur. Oh, il a l’air bien trop heureux pour être réel, comme si ça allait t’apitoyer. Comme si tu comprenais.Pense-t-il vraiment que tu serait sans coeur au point de ne rien donner ? Bien sûr que non ! Et puis, derrière, tu vois déjà les quelques avantages que tu pourrais en tirer. « Pas besoin de me dresser le – bon. » Un soupir, tu n’oses plus le couper. Tu n’étais pas certain de vouloir tous les détails. (Parler sur les gens te décrit un peu trop, ces derniers temps. ) Tu prends le temps d’apprécier la remarque. Un as, certainement. Un faiseur de miracles, un peu moins. Encore que…

« Je vais voir c'que je peux te donner. » Pas besoin de lui dire qu’il s’agira d’expérimental, de fait-maison : il ne viendrait pas là, autrement. « A l’avenir, tu sais, souris-tu en sortant enfin de ton immobilité, ,je suis chimiste. Pas médecin. » Je m’en fous que tu ais l’entrejambe en feu, pour être entièrement honnête. Déjà tu t’agites et commences à chercher dans tes réserves les plus proches, là, juste devant toi. Tiroir après tiroir. « Tu sais que ça va te coûter, par contre ? »

Tant qu’on peut profiter… Tu sors quelques flacons étranges, fronce les sourcils devant les trois pilules qu’elles contiennent. Ca pourrait convenir… Mais tu en doutes. Trop. Quelques boîtes vides que tu replaces soigneusement, ensuite. Une éprouvette blanchâtre. Certains parlent de maniaquerie dissimulée, en voyant les choses alignées. Il n’ont aucune idée que tu fais juste ça parce que ça te gonfle profondément de ne jamais retrouver ce que tu crées. (Et ils n’ont jamais vu le bordel de ta chambre. )

Ceux qui viennent à toi pour des besoins plus récréatifs savent combien le prix sera élevé. Tu accumules les dettes dans le carnet que tu caches précieusement : pas les tiennes, mais celles des autres envers toi. C’est un paiement comme un autre, et tu préfères faire casquer les Flawed en leur permettant de miser sur leurs talents. Il y a quelque chose de gratifiant pour l’égo, même juste quelques instants, à se dire « il préfère avoir besoin de mes services que mon argent ». Que les pourris, plus haut, te paient ! Si tu vis confortablement, c’est bien grâce à eux.

Ou grâce à ton indéniable talent pour les asservir. C’est selon. Aurais-tu quelque inclinaison pour la domination de l’Underground,  et un talent pour la manipulation mentale – même si tu les tiens au creux de ta main, tous ces dépendants qui viennent en rampant demander qui de la poudre, qui la petite gélule qui finira sa triste sobriété – tu pourrais sans aucun souci réussir à créer ta propre armée de défaillants. Défaillants comme toi, magnifique commando de bric et de broc.
Tu n’es pas dupe du pouvoir que tu as sur certains, ici-bas, et même bien plus haut.

« Je fais pas payer mes services en crédits aux Flawed. Vous seriez tous ruinés, sinon. » Ceux du haut, les nantis, les connards, peuvent payer pour eux. « Je risque d’avoir besoin de faux pour ma nouvelle coursière sous peu. De quoi aller se balader du côté d’Old Town dans un premier temps. »
Tes doigts effleurent des sachets en plastique – tes yeux le confirment, ils pourraient être de verre que tu n’en saurais rien –, glissent dans les tréfonds des tiroirs. Des bosses rencontrées te font penser que possiblement quelque chose a fui, là, au fond.

« T’as essayé de faire quoi ? » Tu lèves les yeux vers le faussaire, tes sourcils montant si haut sur ton front que l’espace d’un instant tu penses les sentir s’intégrer à la racine de tes cheveux. « Mais t’es un peu con des fois non ? » Ceci dit sans animosité aucune. Tu râles, tu râles, mais au fond… Tu n’es pas bien méchant, pas vrai ? Tu refermes tes doigts sur une forme qui semble être un tube : tu sens les formes encore, vaguement. Ce sont les textures, les températures, qui t’échappent.

Le tube est vide. Bon. De ça tu n’en as plus. Tu dois pouvoir faire quelque chose avec un substitut maison en revanche – de ceux que tu as gardé à portée de main. « T’as la moindre idée de ce qu’ils foutent dans le plasma de nettoyage ? Passe celui commercialisé, c’est pas nocif. Tu discutes en choppant deux-trois éprouvettes, un entonnoir et un mélangeur dont l’extrémité semble bien proche d’une spatule. Mais le bon, dont t’aurais besoin, c’est une vraie merde à mettre en place pour être efficace. Tu m'étonnes que t'ai pas réussi. »
Sans grande précaution, tu mélanges, intervertit, crée, répare. Dans l’éprouvette, le contenu est de plus en plus pâteux. « Ca peut s’arranger, cette histoire de collaboration. Je serai pas contre. »
T’es un savant fou sur les bords, Chemy. Ce qui t’intéresse, dans cette proposition – plus que de profiter entièrement de l’offre, de te rendre, indispensable, c’est que tu vas pouvoir mettre à profit des formules engravées dans ton cerveau qui attendent depuis des années d’être utilisées.

Tu souris avec un calme non-feint. Dire que tu étais certain de l’issue de cette fausse négociation n’est pas loin de la vérité : lorsque les hommes sont désespérés, ils sont prêts à te céder tout et n’importe quoi. Et, lorsque comme Mirage en face de toi, l’organe génital est menacé, beaucoup de personnes se sentent rapidement désespérées. Enfin. Tu n’es pas du genre à aller lui demander ce qu’il a dans le pantalon – ça ne se fait pas, ça ne s’est jamais fait. Tu as bien trouvé des histoires du XXIème, des histoires perdues sur le Réseau d’avant Singularity, où les imbéciles se sont longuement interrogés sur ce que les gens avaient dans leurs sous-vêtements, qui allait dans quelle salle de bain, qui avait le droit d’enfanter. Des cons, tous autant qu’ils étaient.
Tu n’es pas sûr que t’aurais pu y vivre sans écraser l’une de tes rares cigarettes dans leur gueule ? Tu y penses, des fois, lorsque tu ne dors pas. (Dors-tu jamais ? )

Tes pensées se mélangent un peu à ce que tu bidouilles. La pâte ressemble à de la colle, perd en translucidité à chaque seconde. Entièrement sécurisé, te dis-tu, alors qu’une gouttelette tombe de ton batonnet sur ta peau – s’écrase sur une larme de peau entaillée par l’acide, sur la constellation incongrue de tes avant-bras. Ces marques font que tu es bien obligé de porter gants et autres discrétions lorsque tu mets les pieds plus haut. « C’est clair. T’as moins besoin de matos que d’un peu de doigté, quand tu manipules des produits chimiques comme ça. T’as eu de la chance de pas exploser ton squat ou… Peu importe où t’as fait ça. »

Comme toujours il n’y a aucun reproche dans ta voix. Tu ne t’en fais pas pour tes partenaires, tu t’en fais encore moins pour les inconnus. Mirage est certes un de tes clients et, suivant ce que vous semblez préparer, un de tes futurs associés, mais il n’a pas cette place spéciale dans ce qu’il te reste de coeur, là où tu ranges par exemple les coursiers qui se risquent pour toi. Mother Monster, d’une certaine manière. Ash, aussi étonnant que cela puisse paraître. « Ouais, je vois vaguement. » Un tube se dévisse. Précautionneusement, tu vides la substance avec lenteur dedans. Tu voudrais la sentir, t’assurer qu’elle n’a pas une odeur infecte – mais qui pourrait te blâmer de ne pas le faire ? « Je te dirais si jamais j’ai des besoins spécifiques. Pour l’heure, je me débrouille pas mal. De ton côté, hésite pas. je compte pas bouger. » Tu es là depuis quoi, Chemy ? Douze ans ? Treize ans ? Trop longtemps.
Un miracle qu’on ne t’ait pas encore choppé. Tu tends avec calme le tube sans aucune marque à ton client. « A appliquer sur la zone. Je ne te fais pas de dessin, je suppose que tu sauras t’en sortir ? »